LES MIGRATIONS ET LE PARADIGME LITTÉRAIRE: TRAORÉ ET AGBOTON, EXEMPLES DE LITTÉRATURES AFRO-EUROPÉENNES EN ESPAGNE

Revue des langues vivantes romanes Nº374, Sep 2015 (Dédiée à la : Migrations et transculturation. Fin du XXe et début du XXIe siècles)   

LES MIGRATIONS ET LE PARADIGME LITTÉRAIRE: TRAORÉ ET
AGBOTON, EXEMPLES DE LITTÉRATURES AFRO-EUROPÉENNES EN
ESPAGNE

Carla FIGUEIRAS CATOIRA
Universidade de Santiago de Compostela

Émile Ollivier, écrivain haïtien résident au Canada ou Canadien d’origine haïtienne, dans son analyse du monde qui l’entourait, disait que « l’imaginaire d’aujourd’hui est celui de la perte des repères, des alignements, des dogmes » et c’est avec1 la volonté de comprendre ces changements contemporains que cet article aborde les mouvements migratoires comme exemple de transculturation guidant une redéfinition des sociétés. La tâche des études culturelles et littéraires est toujours liée au contexte historique, il faut donc sans cesse les actualiser pour en offrir des
visions renouvelées. La postmodernité a provoqué une révision conceptuelle des relations internationales et la globalisation est un phénomène mondial qui oblige les études littéraires à rendre compte de ce nouveau bagage qu’est l’interrelation entre les cultures. Les écrivains qui concernent cette étude, africains migrants en Espagne, montrent les problématiques ainsi que les défis à affronter pour le paradigme littéraire du XXIe siècle.
             La réalité transculturelle concerne directement ces écrivains migrants dont nous parlons. Leur bagage se compose des cultures d’origine mais aussi étrangères et des réalités personnelles. Toutes les références se mélangent et s'influencent sans arrêt. Il faut alors, selon Schulze-Engler, déplacer notre centre d'intérêt : « les sujets dans ce scénario transculturel ne sont plus des cultures mais les personnes », il convient d'analyser « comment les individus et les groupes sociaux se servent de la culture dans un monde de plus en plus globalisé2 ». Puisque la culture reflète le besoin d’un changement de réalité, les études littéraires doivent prêter attention à la multiculturalité des sociétés d’aujourd'hui. Toute personne, les artistes en particulier, n’appartient pas qu’à une seule culture, son identité se (re)construit à partir des diverses cultures qui l’entourent. Non seulement la réalité modifie l’artiste mais lui-même, à l’aide de ses créations, observe, analyse et transforme cette réalité en créant de nouvelles images de sorte que les conséquences sur l’évolution des sociétés nous obligent à une redéfinition qui témoigne d’une recomposition sociale. Ces textes non
seulement racontent l’Europe à nouveau et reproduisent d’autres façons de comprendre le continent dans une perspective globale mais encore « en entremêlant les pays d’origine et de résidence et, en outre, en créant des identités diasporiques qui dépassent les frontières nationales de l’Europe, la diaspora s’érige […] en précurseur d’une maison européenne transnationale3 ».
        En somme, le présent article centre son intérêt sur les littératures migrantes en Espagne dans
le but de reconnaître ces mouvements qui redéfinissent l’Europe. L’analyse partira des études transculturelles, telles que les approches basées sur les phénomènes migratoires de Susan Ardnt ou de Sabrina Brancato, pour se consacrer à l’oeuvre d’Abdoulaye Bilal Traoré et d’Agnès Agboton. Sénégalais et Béninoise résidant en Espagne, tous les deux dotent leurs oeuvres d’une vocation interculturelle et dialoguante. Le pont qui se construit entre l’Afrique et l’Europe est créateur d’une
nouvelle société plurielle et interculturelle qui nous obligera, suivant Brancato, à une redéfinition du concept de l’Europe en délocalisant « la vision du monde impérialiste et eurocentrique établie depuis des siècles4 ».

Panorama des littératures migrantes liées à l’Espagne 

            L’apparition de textes en espagnol dans le continent africain attire l’attention des études littéraires de la péninsule guidées premièrement par un critère linguistique. Les littératures hispanoafricaines comprennent un grand nombre d’écrivains qui, habitant en Espagne mais surtout en Afrique, ont choisi l’espagnol comme langue d’écriture. Suivant le modèle de Lomas López5, les littératures hispano-africaines seraient divisées en quatre groupes liés à la localisation
géographique : la production provenant de l’ancienne colonie espagnole, la Guinée Équatoriale ; la littérature hispano-maghrébine ; les productions du Sahara espagnol et, en dernier lieu, des textes écrits en espagnol dans le cadre des centres universitaires, par exemple, la Génération Hispano-camerounaise.
       En effet, ces ensembles visent l’Afrique comme lieu de production de textes en espagnol après une forte présence hispanique. Il existe cependant un cinquième groupe à prendre en considération et qui met en évidence la présence d’artistes africains en Espagne. Au sein des littératures hispano-africaines, les littératures migrantes sont intégrées par des écrivains qui résident en Espagne sans avoir eu une relation coloniale avec ce pays. Les causes de leur migration et leurs origines sont multiples ; leurs réalités linguistiques, culturelles, socio-économiques et historiques
sont donc différentes et déterminantes au moment de débuter leurs processus créateurs et de préciser le contenu de leurs oeuvres. Selon M’bare N’Gom, spécialiste des littératures hispano-africaines, ces écrivains témoignent de leur « expérience de la déterritorialisation, de la recherche et de la renégociation de l’identité dans la transterritorialité6 ». Leur point commun est l’usage d’une langue d’écriture qui leur est étrangère et dont l’apprentissage n’est dû qu’à la migration ou à leur scolarisation, c’est pourquoi son emploi ne contient pas de connotations d’oppression. D’ailleurs, il faut remarquer qu’ils apprennent aussi les autres langues de l’état afin d’améliorer le contact avec la société : Agboton écrit en catalan et Traoré en galicien.
        L’irruption de ces textes dans l’actualité espagnole, voire européenne, a favorisé la mise en question non seulement d’un canon littéraire très occidental et nationaliste mais aussi l’existence des identités inamovibles. En d’autres termes, les défis des littératures hispano-africaines sont partagés avec toute littérature périphérique qui cherche sa place dans le champ littéraire officiel.
Voilà pourquoi il leur est indispensable de devenir visibles autant pour les maison d’édition que pour les scientifiques et pour le public en général. En admettant que les discours doivent être révisés dans un monde en mouvement où des textes universels et décentralisés se créent, ces littératures afro-européennes pourraient jouer un rôle essentiel autant dans le discours politique que « dans la définition de l’identité du continent7 ».
       Néanmoins, les écrivains migrants qui réussissent à être publiés en Espagne sont rares faute de l’intérêt du marché éditorial et des politiques prédominant dans le contexte national. Vu le manque de ressources habituelles de publication et de distribution des oeuvres, les écrivains utilisent d’autres instruments pour rendre leurs textes accessibles au public. Les nouvelles technologies permettent une ample diffusion des oeuvres sans besoin d’intermédiaires. Par exemple, Bilal Traoré utilise d’habitude les réseaux sociaux et possède quatre blogs où il publie ses poèmes et
ses essais8. Non seulement la distribution sur le grand marché est faible mais aussi leur présence  dans les études universitaires espagnoles est encore réduite - très récente par rapport aux études des littératures francophones ou anglophones -. Toutefois, il faut souligner qu’il existe aujourd’hui plusieurs projets de grand intérêt dans le cadre de l’académie. Entre autres, nous citerons le projet Afroeurope@s : Culturas e Identidades Negras en Europa de l’Universidad de León, la Biblioteca
Africana de la Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes ou le projet MIGRA, une base de données d’écrivains migrants qui utilisent n’importe quelle langue ibérique, développée à l'Université de Santiago de Compostela.
           Littératures migrantes est donc un concept valide pour définir autant Agboton que Traoré, tous les deux viennent du continent africain et partagent l’emploi de l’espagnol. Selon N’Gom, cette nouvelle réalité est formée par des « individus réalisant un va-et-vient culturel, scriptural, linguistique et esthétique polyvalent entre les différentes expressions littéraires contemporaines. L’espagnol joue un rôle central et fait partie de leur vie et de leurs circonstances culturelles, sociales
et même professionnelles. L’espagnol et la culture qui le soutient imprègne donc leur quotidien9 ». Bilal a étudié l’espagnol à l’école tandis qu’Agnès a fait des études Hispaniques à l’université, c’est leur arrivée en Espagne et le contact avec la société qui ont produit le besoin de s’exprimer dans la même langue pour montrer et se montrer. C’est donc l’occasion idéale pour dévoiler l’espace où toutes leurs références culturelles et sociales convergent sans en exclure aucune car toutes font déjà
partie intrinsèque de leurs identités. Leur objectif littéraire sera d’abord de transmettre « la sensation d’appartenir à deux ou trois lieux différents à la fois10 ». Leur appartenance est donc double, voire multiple. Si leurs identités sont multiples, pourquoi n’est-il pas possible d’envisager de catégories ouvertes et mutables dans les études culturelles?
         Agboton, nommée la passeuse qui va-et-vient entre deux mondes, admet que « nous ne sommes pas une réalité immobile, fermée11 ». Les identités, toujours en mouvement et en construction, deviennent multiculturelles grâce à la migration qui favorise l’appropriation d’autreslangues, cultures et expériences. Agnès, Bilal et leurs oeuvres sont un exemple d’hybridité afroespagnole générée par la rencontre entre deux mondes, plusieurs cultures, genres et langues. En définitive, leurs créations sont la preuve de la diversité, la pluralité et la convergence comprises dans le concept d’afro-européen tel que le définit Brancato. Nous privilégierons l’étiquette afroeuropéen plutôt que celle de littérature migrante parce qu’elle permet de rendre visible une réalité multiculturelle partagée et évite les connotations marginalisantes qui catégorisent quelqu’un en tant que migrant à jamais. Par contre, nous admettons le concept de littérature migrante en tant que phénomène décrivant une vaste réalité et considérons les deux termes complémentaires.
        Marta Sofía López explique que les écrivains afro-européens sont ceux immigrant au XXe siècle en Europe et, dans le sens de N’Gom, qui ne partagent pas une mémoire collective. López affirme que « réfléchir à leur diversité et explorer leurs points communs serait un exercice extrêmement pédagogique tout en comprenant le monde où on habite12 ». Brancato, de son côté, délimite sa recherche à trois paramètres problématiques afin d’identifier les éléments en commun de
ce corpus littéraire hétérogène et de rendre possible une étude comparative13 : la visibilité et la distribution de l’écrivain (critère qui dépend aussi de la langue européenne employée) ; la relation qu’il entretient avec la langue d’écriture, apprise lors d’un processus colonial, de sa scolarisation, deson lieu de résidence. L’hétérogénéité des auteurs est mesurée par rapport au patrimoine culturel
africain qu'ils possèdent, à l’État européen où ils habitent et/ou ils publient et à la réception des textes ainsi qu’à son expérience individuelle –il faut ajouter les critères de genre, classe,…-.
       En effet, les communautés diasporiques adoptent des stratégies stylistiques et thématiques qui remplissent les textes des cultures et expériences vécues par les auteurs : les autofictions donnent leur témoignage en reconstruisant leurs identités, en réfléchissant sur la coexistence, les conflits, l’apprentissage, le choc des cultures, les changements intimes et sociaux, etc. La migration, au centre de leurs créations et du quotidien, est présentée comme une expérience douloureuse mais
aussi enrichissante. Le poème 12 d’Agboton fait allusion à cette dichotomie récurrente :

La chaleur et le froid,
l’arôme et la puanteur,
la lumière et l’obscurité…
Tout n’est qu’un, tout n’est qu’un! !

La tendresse et la cruauté14.
 
 Il est évident que les récepteurs de ces textes sont les Européens. C’est pourquoi on
considère les écrivains comme des médiateurs culturels qui représentent de nouvelles voix à prendre en compte au moment de repenser l’Europe, les communautés qui l’habitent et les politiques qui la gèrent. Ils démontrent la fluctuation constante des identités et leur transformation. Simultanément,
ces oeuvres nous montrent d’autres cultures, visions du monde et façons de raconter différentes qui signifient autant une ouverture d’esprit que la connaissance et la compréhension de ceux qui sont nos voisins. Brancato soutient que « les littératures afro-européennes racontent une Europe qui ne sera pas trouvée dans les récits dominants et révèlent des aspects des pays européens qui ne sont pas
accessibles directement aux citoyens moyens15 ».
     Est-ce que cette Europe est celle que nous racontent Traoré et Agnès? Sont-ils des agents qui renouvellent le paradigme social et culturel du continent? Seront-ils aussi des moteurs de la réforme des politiques européennes? La prochaine étape de cette étude sera donc d’analyser l’oeuvre de ces auteurs, Traoré et Agboton, en tant que textes représentatifs des auteurs afro-européens. Nous tenterons de répondre aux questions posées ci-dessus afin de vérifier dans quelle mesure serait pertinente l’application de ces études aux auteurs inclus dans cette catégorie.

Abdoulaye Bilal Traoré est né au Sénégal où il a réalisé des études de Lettres à l’Université Cheikh Anta Diop. Il réside en Galice depuis l’année 2000 après avoir habité en Mauritanie et en Belgique. En 2010 il a publié son premier recueil de poésie en espagnol, Oculto al sol, pour raconter « mes expériences pendant ces dix ans en Galice, ce que j’ai vécu ici et aussi pendant mes voyages, mais sans oublier d’où je viens, parce que je suis Sénégalais et je veux que l’on s’en souvienne ». Il est évident que sa situation personnelle est cruciale16 autant dans les raisons qui provoquent l’acte d’écriture que dans le contenu. D’ailleurs, il faut remarquer que le mouvement
géographique et les notions d’ici et là-bas sont inséparables de son développement identitaire tout au long de son oeuvre. Bien que ce livre soit la seule pièce publiée de l’auteur jusqu’ici, les quatre blogs cités ci-dessus recueillent une quantité énorme de matériel plurilinguistique et multigénérique très intéressant pour cette étude. En outre, Cuentos de la flauta y del tambor est un nouveau recueil de contes en espagnol qui sera bientôt publié. Nous pouvons y apprécier la volontés éducative et de
récréation propres des griots accompagnées d’une adaptation à la réalité contextuelle et personnelle de l’auteur, d’abord, dans l’usage de l’espagnol qui était, selon lui, le choix le plus cohérent bien que le moins commercial.
          Cette prochaine publication semble tout à fait cohérente au fur et à mesure que nous connaissons l’auteur : musicien, écrivain, conteur, … il se définit lui-même en tant que néo-griot. « Le griot est celui qui reçoit la parole sans mensonge et la transmet non faussée. Au XXIe siècle, le griot doit examiner cette parole et l’adapter au moment présent17 ». Conscient de l’actualité et du monde qui l’entoure, Bilal entretient un rôle actif dans le développement du dynamisme interculturel actuel. Son objectif est précis, il écrit et raconte pour informer. Il explique sa propre
expérience pour aider d’autres immigrants mais aussi pour présenter à toute la société qui l’entoure d’autres réalités quotidiennes invisibles à leurs yeux. Bilal trouve notamment dans la communication et les échanges le trait d’union des peuples. Animé par cette volonté d’apporter et améliorer la société, Bilal Traoré fait partie de plusieurs associations multiculturelles et de migrants, appartient au groupe de percussion africaine DEGGO, a donné des ateliers de djembé et intervient
aussi dans des écoles et lycées. Ses projets culturels se centrent donc dans la transmission, à travers la musique et la parole, d’autres réalités, contribuant ainsi à l’éducation interculturelle.
          Cuentos de la flauta y del tambor présente une diversité de textes universels qui nous montrent des nouvelles communautés imaginées, des expériences de recherche et renégociation des identités, des remises en question de nos valeurs et le besoin de prendre le temps pour connaître celui et celle qui sont à nos côtés. Le patrimoine culturel africain est montré dans la base des contes: l’oralité transmise par les mots met en évidence le manque de la gestuelle lors de sa lecture. Les formules nous aident à suivre le fil d’histoires amusantes, violentes, engagés et curieuses, dont les
proverbes finaux obligent toujours à la réflexion. La symbolique est présente dans les prénoms, les lieux, les histoires deviennent magiques bien que le contenu dévoile des réalités quotidiennes. Les animaux agissent comme des humains tandis que les personnes se déshumanisent souvent. Les leçons des intrahistoires sont parfois d’une extrême violence choquante pour le public espagnol mais nous révèlent d’autres moralités. Traoré nous parle de l’importance de l’histoire pour construire le futur, des valeurs humaines comme la dignité, l’amour, la fierté, l’éternel apprentissage, l’hypocrisie, la complémentarité de la masculinité et la féminité, de la compréhension entre les différences, la solidarité et la connaissance de l’autre, etc. Les contes sont
le reflet de l’importance des principes dans la vie quotidienne : la valeur du silence et la grandeur de la parole –écouter les autres parce que tout simplement quand le Mot tombe malade, l’Oreille doit être en bonne santé- ; la présence obligée de la musique dans la vie -la vie sans musique serait incontestablement une très grave erreur, insupportable pour l’être vivant- ; l’éthique comme base de l’humanité -science sans conscience n’est que ruine de l’âme- ; et le besoin de surmonter la peur
de s’approcher de l’inconnu pour s’enrichir réciproquement et trouver le bonheur. Les contes traitent des sujets atemporels placés dans un ailleurs ou dans le contexte actuel et espagnol : l’amour entre des jeunes inconnus, la réaction des Espagnols devant les étrangers, la dénonciation de l’inégalité sociale ou les conflits quotidiens. L’écriture est aussi transformée par l’oralité propre du genre. Les expressions de l’espagnol sont partout dans l’oeuvre -les choses ont repris leur cours (las aguas volvieron a su cauce) / ils ont bavassé (charlaron a tontas y a locas) / il a pris ses
jambes à son cou (puso pies en polvorosa)- de même, il y a des traductions du galicien -jamais il ne pleut sans que ça ne se lève ensuite (nunca llovió que no escampara)-. Ces tournures linguistiques ne sont pas un hasard dans le texte, elles reflètent une vision du monde particulière tout en servant à réadapter l’oralité au contexte de réception des contes. En définitive, le perpétuel va-et-vient réalisé par Bilal entre les différents patrimoines qui le construisent lui-même nous présente des histoires
universelles où la collectivité est l’essentiel de l’humanité.
           Concernant son oeuvre poétique, il faut souligner que chaque langue et chaque espace apporte à l’écriture et développe le contenu parce que la géographie a un rôle très important dans la métamorphose de l’identité. Elle se (re)construit à travers l’espace et le passage de frontières, comme exprime Boyce Davies « chaque lieu déplace, redéfinit et reconstitue mes identités18 ». Il est évident que les expériences vécues par Bilal ont influencé et fait évoluer ses choix linguistiques, thématiques et stylistiques. C’est le contexte et les circonstances qui l’encouragent à utiliser l’une
des quatre langues selon le sujet à traiter. Il est bien entendu flexible lors de l’usage de l’une ou l’autre langue mais il donne toujours priorité à la communication. Nous en déduisons alors que chaque langue a un public cible pour l’auteur. Ainsi, nous percevons que les textes en français pleins de souvenirs et de dénonciations de l'ordre mondial sont adressés à l’Afrique tandis que les textes en galicien démontrent la curiosité et la surprise de l’auteur lors de la découverte des paysages et des gens qui forment sa nouvelle communauté. D’ailleurs, il existe toujours un jeu musical et rythmique tout au long de son oeuvre pour que les sons de chaque langue et la formation de chaque vers communiquent. Nous l’avons déjà constaté, la musique est essentielle dans sa vie et dans la culture dont il fait partie. La langue de la percussion est un autre langage pour communiquer à travers les rythmes qui transmettent et cherchent le point de rencontre avec l’autre :

(…)
Maintenant je sens le mouvement
Qui mène à l’interconnexion de tout en un.
Dans mon extase danseur,
Je sens la chaleur qui me mène à l’autre
Devenant une nécessité complémentaire19.

En conséquence, l’oeuvre de Bilal est un espace de convergence et de dialogue de l’histoire passée, présente et future, d’ici et d’ailleurs. Il est, tout comme Agnès Agboton, un exemple d’hybridité dont l’oeuvre représente cette nouvelle Europe composée d’asymétries dans une symétrie globale. D’abord, une redéfinition de nos paradigmes mentaux visant à une rencontre avec l’autre est conseillée tout au long de l’oeuvre :

[…]
Ça ne coûte rien d’observer,
d’analyser, de prendre position, de se tromper, de réussir à.
Ça ne coûte rien de parler, s’introduire dans le coeur de l’autre,
Vivre de moitié son esprit,
Vu que rien ni personne n’est parfait, tout se meut.
La Personne meurt, la pensée s’éternise.
Tant que le présent est, ça ne coûte rien de se communiquer.
Ça ne coûte rien de sentir qu’on le veuille ou non,
C’est inné.20.

      En outre, l’étude de l’oeuvre d’Agboton ci-dessous dévoilera qu’elle et Traoré partagent, en premier lieu, la question de l'homme. Leur principale inquiétude est de rendre possible la connaissance de l’autre : « des deux côtés de la rivière, les hommes et les femmes ne sont pas, après tout, si différents », affirme Agnès. Les sociétés, comprises au pluriel, ne sont plus délimitées par les frontières géographiques ou culturelles. Ainsi, Bilal dépasse tout genre de frontières afin d’ « explorer les façons dont le ‘Nous’ ne peut exister qu’à partir ‘l’Autre’21 ». C’est pourquoi tous
les deux font des efforts pour que l’Afrique s’introduise dans l’Europe à travers la littérature. Dans leurs créations, l’information est la clé qui nous approche et nous joint aux autres et les mélanges sont prioritaires pour oublier les dichotomies de contraires qui éloignent les êtres humains. C’est ainsi que Bilal s’exprime dans « Vida sostenible », un poème du recueil Oculto al sol : « (…) des buts qu’en plus on n’atteint pas sans l’autre / Sans toi / Mon semblable. (…) »22.

       Agnès Agboton est une auteure connue au sein de l’académie, travaillant elle-même dans le milieu. Son oeuvre publiée est très vaste mais son but est fixe dans tout ce qu’elle écrit: elle cherche à présenter et transmettre sa culture d’origine. Il faudrait souligner ses multiples oriines et le fait qu’elle a passé son enfance parmi différentes ethnies au Bénin. Elle s’est habituée, depuis l’enfance, aux changements linguistiques et culturels et à la découverte du nouveau et du différent. Ce mode de vie démontre la prédisposition d’Agnès pour l’approche et la connaissance des autres lors de son
arrivée à Barcelone en 1978. Après avoir réalisé des études hispaniques, elle se centre sur la tâche de traduire sa culture d’origine à son autre milieu, l’européen, qui intègre déjà son identité. En effet, la convergence et le dialogue sont les bases de son travail parce que ses objectifs ne seront accomplis que si les lecteurs espagnols assimilent une autre vision du monde et renversent leurs préjugés. Elle prétend alors rompre avec les dogmes évoqués au début du présent travail dans la
citation d’Emile Ollivier.
       Agboton devient griot, celle qui détient et transmet toute la tradition, pour amuser et enseigner, parce que c’est son rôle principal, mais elle raconte aussi pour montrer l’inconnu dans ce nouveau contexte. La compréhension du public espagnol devient, comme nous l’avons indiqué, son défi personnel parce que l’ignorance du paradigme culturel montré a besoin non seulement d’unemtraduction mais aussi d’une adaptation particulière. Elle se livre aux tâches de transmission
(translitération et translation) sans essayer de modifier le contenu des contes sous prétexte qu’on ne doit pas mettre en question la correction éthique ou politique des histoires venues d’ailleurs. En effet, Agboton a enregistré des contes auprès des griots africains, qu’elle a transcrits dans des livres thématiques . Le narrateur est le griot lui-même bien que l’auteure23 intervienne assez souvent pour s’adresser au public : elle explique, met en contexte et dialogue avec les lecteurs pour les aider à comprendre et les histoires et l’intention de l’auteure elle-même. Agboton complète cette promotion du patrimoine culturel de l’Afrique avec la publication de livres de cuisine africaine. En ce sens, nous pourrions affirmer qu’Agboton transcrit des contes pour les Espagnols tandis que Traoré écrit des contes en Espagne. Il est évident que tous les deux réalisent une tâche de médiation culturelle en construisant des ponts entre les deux continents.
         Par contre, c’est dans la poésie que nous trouvons l’expression la plus personnelle et hybride d’Agnès. Elle maîtrise le gun, l’espagnol, le catalan et le français mais « chaque livre ‘exige’ sa langue24 ». C’est sa langue maternelle, le gun, qui est appelée pour produire de la poésie. Ses poèmes réunissent tous les éléments de conflit, de fusion et de complémentarité qui forment son identité et sa vie quotidienne. La littérature orale influence toujours ces oeuvres dans lesquelles elle
tente de transférer ce qui est dit (la sonorité) à travers le mot écrit (plus restrictif et exigent). Dans les introductions faites à Canciones del poblado y de exilio et Voz de las dos orillas, toutes les deux des éditions bilingues en gun et espagnol, Agboton souligne qu’elle a fait très attention à la traduction parce que la musicalité du gun doit envahir et transformer l’espagnol mais suivre
certaines règles.
         Agnès transite géographiquement –Sur les deux rives / de la mer de sable / démembrée […] aimée, aimée25.-, temporairement et intimement. Elle se place ainsi dans un carrefour émotionnel et identitaire de transformation continue. Ses recueils sont pleins de moments en silence où tout se joint, elle va et vient pour atteindre la convergence lors de moments d’écoute et d’observation des changements : ! Hélas, la distance!
… cet espace de silence
et ce silence assourdissant. !Ce moment…26
         De plus, Agboton concorde avec les études afro-européennes quand celles-ci mettent
l’accent sur le besoin d’une redéfinition de l’Europe privilégiant la multiculturalité existante. Elle présente ses enfants comme le reflet d’une nouvelle génération qui a transformé le continent et elle souligne, suivant les idées de Brancato, que ces jeunes métis mettent en évidence la diversité espagnole/européenne actuelle. C’est pourquoi elle écrit son autobiographie Más allá del mar de arena: una mujer africana en España , publiée en 2005. Elle27 prétend présenter son propre parcours
en tant que femme africaine immigrante en Espagne mais aussi reprendre la mémoire historique de sa culture d’origine pour la transmettre non seulement à ses enfants mais à tous les jeunes d’ascendance africaine qui souffrent de la carence de référents. Son but est de montrer lacomplémentarité des deux cultures et mettre en relief qu’ « une rencontre pluriculturelle, pacifique et enrichissante est possible sans se voir obligé à renoncer aux racines d’une culture ou de l’autre, mais il faut plutôt les connaître et les adapter à de nouvelles formes de vie en créant une existence
hétérogène28 ».
         Néanmoins, l’hétérodoxie qui préside aux oeuvres poétiques de Bilal et Agnès est guidée par la personne qui tient la parole : un moi qui habite entre deux mondes, ici et ailleurs, et deux temps. La nostalgie du passé et les préoccupations du présent accompagnent la transformation et l’évolution de ce moi individuel qui ne peut être compris que dans la collectivité : parce qu’il y a les chemins où on ne peut / Marcher qu’aux pluriels29.
        D’abord, la thématique et le style sont éclectiques, un mélange d’autofiction intimiste et derevendication sociale. D’une part, la conservation de la mémoire devient primordiale pour eux afinde compléter leur vocation réflexive et dénonciatrice. D’autre part, il faut rappeler que la mémoire doit être toujours vivante et versatile pour trouver un rapport logique avec le présent. Ensuite, le langage même résume l’idée des recueils parce que l’utilisation de vocabulaire de leurs languesmaternelles montre autant l’impossibilité (volontaire ou inévitable) de réaliser une traduction que le désir d’approcher le public occidental d’autres mondes. En fin de compte, le rôle d’une littérature engagée avec l’actualité est celui de refléter les réalités contemporaines en favorisant les transformations sociales et c’est pour cela que Bilal et Agnès interviennent souvent dans des projets de diffusion et de promotion de leurs cultures réalisant une tâche de médiateurs sociaux au service
d’une éducation interculturelle. Ces passeurs de cultures transmettent en trans-formant, c’est-à-dire, en adaptant et rendant visibles les cultures qui forment cette société hétérogène. Face à de tels exemples, les études culturelles sont obligées de refléter l’abondance et la diversité des artistes ainsi que les modifications qu’eux-mêmes provoquent en favorisant les situations de convergence et de dialogue.

          En conclusion, si les artistes ne sont point immobiles, les études ne doivent pas le devenir non plus. En ce sens, Susan Ardnt prend en considération les multiples diasporas ainsi que la notion de rhizome et la poétique de la relation de Glissant. Les voyages et les chocs culturels produits lors des migrations, des expériences individuelles et/ou collectives transnationales, sont considérés comme les constructeurs des identités. Ainsi, Ardnt propose une nouvelle dynamique dans les
études littéraires qui favorise la création de catégories complexes et fluides interdépendantes, privilégiant autant les racines que les chemins choisis par les artistes. Elles transforment alors le concept de littérature nationale en fonction d’une autre logique qui prend en compte la mobilité et rejette les limites géographiques. L’haïtien Jean-Claude Charles a aussi parlé de cette relation entre les racines et les chemins des migrants en créant un concept sur mesure: « le concept d’enracinerrance est délibérément oxymorique: il tient compte à la fois de la racine et de l’errance; il dit à la fois la mémoire des origines et les réalités nouvelles de la migration; il remarque un enracinement dans l’errance ». En effet, autant Traoré qu’Agboton gardent30 des liens avec leursmorigines sans négliger l’influence de leur lieu de résidence. En résumé, leur objectif est d’apprendre beaucoup sans oublier leurs racines et en cherchant toujours à enseigner et à enrichir la société.







1 Emile OLLIVIER, «Et me voilà otage et protagoniste», Boutures, 1/2, février 2000, http://www.lehman.cuny.edu/
ile.en.ile/boutures/0102/09_ollivier.html (consulté le 18/04/2015)
2 Sauf indication contraire, toutes traductions de l’auteure.
Frank SCHULZE-ENGLER, «Transcultural Modernities and Anglophone African Literature» in BEKERS, HELFF,
MEROLLA, (éd.), Transcultural Modernities, Narrating Africa in Europe, Amsterdam, Rodopi, 2009, pp. 87-101.
3 Susan ARDNT, «Europe, Race and Diaspora», éd. BRANCATO, Afroeurope@n Configurations: Readings and Projects,
Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars Publishing, 2011, pp. 30-55.
4 Sabrina BRANCATO, Afro-Europe: Texts and Contexts, Berlin, Trafo Verlag, 2009, p. 30.
5 Enrique LOMAS LÓPEZ, «Estampas de nuestros africanos. Una aproximación general a las literaturas hispanoafricanas
», Esdrújula, 3/12, pp. 91-98.
6 M’bare N’GOM, «La literatura africana en español», Biblioteca Africana - Biblioteca Virtual Miguel de Cervantes,
http://www.cervantesvirtual.com/portales/biblioteca_africana/introduccion_corpus/ (consulté le 18/04/2015)
7 Sabrina BRANCATO, Afroeurope@n configurations: Readings and Projets, Newcastle upon Tyne, Cambridge Scholars
Publishing, 2011, p. 7.
8 Cf. A fala do carcamal, http://bilaltraore.blogspot.com.es/?view=classic Textes en galicien.
Cénacle dans le tronc ouvert, http://abete68.blogspot.com.es/?view=sidebar Textes en français.
Lo más hondo que puedo ofrecer, de corazón: escritura y música, http://agora2es.blogspot.com.es Textes en espagnol.
Xàlima wàlàf, http://tuuttank.blogspot.com.es/2015/02/kawga.html?view=sidebar. Textes en wolof.
(Consultés le 18/04/2015)
9 M’bare N’GOM, Palabra abierta: conversaciones con escritores africanos de expresión en español, Madrid, Verbum
Editorial, 2013, p. 14.
10 Agnès AGBOTON, Más allá del mar de arena: una mujer africana en España, Barcelona, Lumen, 2005, p. 72.
11 Id. Más allá del mar de arena, p. 106.
12 Maya GARCÍA, «Agnès Agboton: Self-translations and Intercultural Mediation», Sabrina BRANCATO, Op. cit. pp.
210-222.
13 Sabrina BRANCATO, Afro-Europe: Texts and Contexts, Berlin, Trafo Verlag, 2009.
14 Agnès AGBOTON, Voz de las dos orillas, Málaga, CEDMA, 2009, pp. 40-41.
15 Sabrina BRANCATO, Afroeurope@n Configurations, p. 9.
16 AGARESO, «Lucha contra la xenofobia a través de las letras», Reporteiros galegos solidarios, 2010. http://
www.agareso.org/es/articulos/reportajes/item/91-loita-contra-a-xenofobia-a-traves-das-letras (consulté le 18/04/2015)
17 MIGRA, Entrevista a Abdoulaye Bilal Traoré, 2014. http://www.migrantwriters.org/nc/podcasts/ (consulté le
18/04/2015)
18 Carol BOYCE, Black Women, Writing and Identity. Migrations of the subject, Londres, Routledge, 1994, p. 3.
19 Abdoulaye Bilal TRAORÉ, «Expresión corporal», Oculto al sol, Bubok Publishing, 2010, p. 28. Trad. de Sonsoles
Márquez Martínez.
20 Id., «Ojo», Aires de pálpitos del pienso, 2012. http://agora2es.blogspot.com.es/2014/10/aires-de-palpitos-del-piensolatires-
e.html (consulté le 18/04/2015) Trad. de Bilal Traoré, «Prudence».
21 Id., Oculto al sol, p. 11.
22 Trad. de Sonsoles Márquez Martínez, «Vie durable»
23 Cf. Agnès AGBOTON, Eté Utú: de por qué en África las cosas son lo que son, Barcelona, José J. de Olañeta, 2009.
Id., Zemi kede: Eros en las narraciones africanas de tradición oral, Barcelona, José J. de Olañeta, 2011.
24 M’bare N’GOM, op. cit. 2013, p. 133.
25 Agnès AGBOTON, Canciones del poblado y del exilio, Barcelona, Viena Edicions, 2006, p. 43.
26Id. Voz de las dos orillas, Málaga, CEDMA, 2009, p. 27.
27 Il faut souligner deux aspects concernant l’édition: d’un côté, cette oeuvre existe aussi en catalan, cette langue prédomine
dans sa production; d’un autre côté, le sous-titre correspond à un choix éditorial plutôt que personnel.
28 Ana ZAPATA-CALLE, «Más allá del mas de arena de Agnès Agboton», Afroeuropa. Revista de Estudios Afroeuropeos,
3, 2, 2009.
29 Abdoulaye Bilal TRAORÉ, «El Yin», Oculto al sol, p. 26. Trad. de Sonsoles Márquez Martínez.
30 Jean-Claude CHARLES, «L’Enracinerrance», Boutures, 1/4, pp. 38, http://www.lehman.cuny.edu/ile.en.ile/boutures/
0104/charles.html (consulté le 18/04/2015)



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